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Le guerrier et la couche sale

 

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Le dojo se remplissait de visiteurs, certains ayant fait des centaines de kilomètres pour participer au stage d’Aïkido. J’étais parmi ceux qui cherchaient un endroit pourenlever leurs chaussures à l’entrée. Une jeune femme venue du Japon qui était côté de moi me bouscula alors qu’elle se tenait sur un pied, essayant de retirer sa botte. Nous nous présentâmes, elle me demanda si j’étais dejà venu dans ce dojo. Je répondis que c’était le cas.

 

« Y a-t-il des toilettes ? », me demanda t elle .  « Okayawa » répondit je. Elle rit et corrigea ce qu’elle pensait être un anachronisme. « Un mot plus moderne pour  toilettes  serait o-tearai » m’informa-t-elle. « Okayawa veut dire dépendance».

 

Je hochai la tête puis la conduisit dehors, dans le froid mordant du matin. Je lui désignai le pied de la colline, où parmi un bosquet de chênes on distinguait à peine les sanitaires du dojo. « Quand je parlais d’okayawa, je voulais vraiment dire  okayawa. ».

 

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Les toilettes rustiques n’étaient que l’une des nombreuses particularités de ce dojo, situé dans la campagne de la région des Ozarks.  Morihei Ueshiba, le fondateur de l’Aïkido, aurait adoré cet endroit. Il avait le sentiment que la pratique de sa discipline allait de pair avec un mode de vie lié à l’agriculture et au monde rural et ce dojo, entouré de forêts et de fermes, était situé à des kilomètres de la ville la plus proche. En été, les oiseaux chantent pendant l’entraînement du soir. Le mur arrière du dojo est une grande porte de hangar qui peut être ouverte. De là, on peut contempler les bois alentours et les couchers de soleil sont si beaux qu’ils perturbent souvent la pratique. En hiver il n’est pas rare que les cerfs  déambulent en fouillant dans l’herbe devant le dojo, observant et méditant sur notre drôle de manège.

 

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Mais la principale raison qui nous avait fait venir à la campagne par ce froid week end de décembre était l’occasion d’étudier avec l’un des senseï d’Aïkido les plus chevronnés des États Unis. Pour beaucoup d’entre nous, ce cinquième dan ayant passé vingt ans à pratiquer au Japon était le plus grand expert jamais rencontré. En plus de sa maîtrise du budo, il parlait couramment japonais et était diplômé en philosophie japonaise. Ses impressions et ses commentaires sur les voies martiales étaient inestimables. Il rassembla le groupe et commença ce que nous pensions être un bref échauffement. Une heure plus tard, nous y étions encore. Le senseï  nous fît pratiquer des exercices de chutes qui firent tituber les plus avancés. Après cela, retour aux bases. Il nous montra, décomposa et corrigea les mouvements les plus élémentaires. Alors que nous entamions ces techniques, nous étions tous en sueur malgré le froid qui s’infiltrait par les fenêtres et la porte du dojo.

 

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Le senseï  me fît signe de m’approcher et de chuter pour lui alors qu’il présentait une technique de projection qu’il voulait que nous pratiquions. Nous nous inclinâmes, nous relevâmes et je saisi le poignet qu’il m’offrait. Travailler avec un enseignant aussi doué est toujours une expérience particulière.  En Aïkido c’est comme si un choc électrique parcourait votre corps. Lorsque je lui pris le poignet, il pivota, comme si son corps roulait loin de moi, et l’instant d’après j’étais dans les airs. Se faire projeter par  quelqu’un de ce niveau est comme être enveloppé par une force qui vous déplace selon une volonté irrésistible. Le senseï, utilisant le tourbillon de l’énergie, ne se servait que d’une fraction de sa force pour dévier mon attaque. Je voltigeai et atterri brutalement sur le tatami. D’un bond, je me remis debout, le saisis et décrivit le même arc de cercle qui me fît atterrir de l’autre côté du tapis. Tout en parlant, il me projeta encore et encore, notant au passage les aspects sur lesquels nous avions besoin de travailler. J’avais l’impression que mon corps était léger comme une plume. C’était comme s’il me berçait, me  guidait dans mes chutes tout en me contrôlant du moment où je lançais mon attaque jusqu’à ce que j’atterrisse sur le tatami. Chuter pour quelqu’un de ce niveau est souvent amusant, parfois un peu effrayant. Quoi qu’il en soit ça vaut toujours le coup et parfois s’avérer très éclairant.

 

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A la fin de journée d’entraînement, le senseï se dirigea vers le fond du dojo où se trouvait sa femme, qui observait leur nourrisson jouer sur un coin du tapis. Il souleva l’enfant et sentit cette odeur si familière aux parents. « Tu as besoin qu’on change ta couche » dit le  senseï. Et c’est ce qu’il fît. Il trouva un coin qui n’était pas occupé par des élèves qui se reposaient où s’entraînaient encore. Toujours vêtu de sa tenue et de son hakama, il posa l’enfant sur le sol, retira la couche sale, nettoya un derrière qui en avait bien besoin et mit une couche propre.

 

Ce n’était pas grand chose. Rien d’aussi impressionnant que certaines des projections spectaculaires qu’il nous avait montrées pendant l’entraînement. Il ne s’agissait pas d’une démonstration époustouflante. Pourtant, je pense qu’en observant le senseï avec son enfant, sa douceur et le naturel avec lequel il remplissait son rôle de père, similaire à celui avec lequel il enseignait, j’ai eu un aperçu de ce qu’était la Voie martiale. La force et la compassion. La puissance exprimée dans la douceur. Le guerrier définit par sa relation aux autres, son amour et sa profonde humanité.

 

Au cours des longues heures d’un stage de budo, vous pouvez apprendre beaucoup. De temps en temps pourtant, vous avez droit à un bonus, parfois sous une forme surprenante. Dans le changement d’une couche, par exemple.

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